26 octobre 2013

Le bourreau loyal



Joel Harrington, spécialiste de l’Allemagne des XVIe et XVIIe siècles, professeur d’histoire à l’université Vanderbilt, publie une biographie originale de Frantz Schmidt, bourreau de Nuremberg aux XVIe et XVIIe siècle. Curieux exécuteur qui, en dépit du caractère infâme de ses activités, n’en était pas moins homme d’honneur. Cet ouvrage invite le lecteur à renoncer au regard condescendant que nous portons sur le passé.


   Voici, d'une certaine manière, le portrait d'un tueur en série. De 1578 à 1618, Frantz Schmidt fut le bourreau (et le tortionnaire) municipal de la prospère Nuremberg. Il exécuta à ce titre 394 personnes, et en fouetta, marqua au fer rouge ou mutila plusieurs centaines d'autres. Mais sa vie est aussi une parabole sur l'honneur, le devoir, la quête de sens et la rédemption.

   Le système pénal en vigueur en Europe au début du XVIIe siècle était sévère et violent, ne plaisantant pas avec le caractère symbolique et dissuasif du châtiment. Les villes comme Nurem­berg avaient besoin de bourreaux professionnels pour faire face à la criminalité endémique en administrant aux yeux de tous peines capitales et supplices corporels. L'idée de condamner les malfaiteurs à de longues périodes de réclusion naîtrait plus tard. Les hommes du XVIe siècle l'auraient sans doute jugée inutilement cruelle. Les méthodes d'exécution allaient de la décollation par l'épée (la plus honorable) à la pendaison (la plus honteuse) ; certaines étaient relativement rapides et indolores, mais d'autres horribles, comme celle consistant à maintenir le condamné au sol et à briser ses membres l'un après l'autre avec une lourde roue de charrette. Ce n'était pas pour autant un monde de violence aveugle : les châtiments infligés par Schmidt étaient calculés avec soin par les autorités de la ville, qui allaient jusqu'à fixer le nombre de « pincements » (mor­ceaux de chair arrachés aux membres avec une pince rougie au feu) que devaient subir les condamnés sur le chemin de la potence.
   Nous pouvons aujourd'hui reconstituer ces pratiques épouvantables grâce au journal tenu par Schmidt des décennies durant : non pas un journal intime au sens moderne, mais un compte rendu, généralement laconique et impersonnel, de tous les tourments qu'il infligea, assorti de menues précisions sur les crimes commis par les condamnés. Ce document n'est pas inédit, mais Joel Harrington, en s'appuyant sur une copie presque contemporaine de l'original et jamais utilisée, est le premier historien à exploiter à fond les ressources du texte. En essayant de pénétrer dans l'univers mental de Schmidt, et de peindre un tableau impartial de l'homme et de sa vie. Et c'est une histoire émouvante.
   Tortionnaire et tueur, Schmidt n'en était pas moins un professionnel hautement qualifié, un luthérien fervent et, chose étonnante pour un Allemand du XVIe siècle, sobre comme un chameau. A partir des rares indices disséminés dans les entrées du journal, Harrington dessine la carte mentale des attitudes du bourreau face aux criminels dont il eut à connaître et face aux crimes qui le choquaient le plus, comme la trahison ou les mauvais traitements infligés aux enfants. Schmidt était un homme d'honneur exerçant une profession fondamentalement déshonorante. Dans la société urbaine d'Allemagne, les bourreaux étaient un mal néces­saire : les gens respectables n'entrete­naient aucune relation avec eux. C'est tout juste s'ils avaient droit à une sépulture chrétienne. Et pourtant, comme l'écrit Harrington, toute sa vie Schmidt caressa un « audacieux rêve d'ascension sociale » : voir sa famille déclarée honorable et d'autres professions s'ouvrir à ses fils.
   C'est en raison d'un terrible revers de fortune familial que Schmidt se retrouva bourreau. En octobre 1553, le prince Albert II Alcibiade de Brandebourg-Kulmbach, personnalité orageuse et impopulaire, soupçonna trois armuriers de la ville de préparer un attentat contre sa personne. Se prévalant d'une ancienne coutume, il ordonna à un passant infortuné de les exécuter sur place. Il s'agissait d'Heinrich, le père de Frantz Schmidt. Souillé par cet acte, il n'eut plus d'autre option que de devenir bourreau. Près de trois quarts de siècle plus tard, après une vie dédiée au service de la cité, son fils présenta avec succès une pétition en justice en vue de voir officiellement rendu son honneur à la famille, et permettre ainsi à ses propres fils d'embrasser la carrière médicale.
Schmidt était un tueur, mais sa véritable vocation était celle de guérisseur. Il prétend avoir soigné plus de quinze mille patients à Nuremberg et dans les environs. Le trait est moins contradictoire qu'il y paraît : les bourreaux étaient souvent aussi médecins, tirant profit de leur exceptionnelle connaissance pratique de l'anatomie humaine.
   Un tortionnaire sensible ? Harrington entend bousculer les préjugés moraux du lecteur moderne. Les conseillers municipaux de Nuremberg prenaient les mesures qu'ils jugeaient nécessaires et légitimes pour maintenir l'ordre et la paix civile. En notre époque marquée par la multiplication des « mesures antiterroristes a, il n'est pas sûr que nous ayons des leçons de morale à leur donner. Qu'aurait pensé Schmidt, lui qui exécuta une poignée de criminels juifs sans antisémitisme apparent, des camps de la mort ou des autres tentations génocidaires des XXe et XXIe siècles ?
  Ce qui rend difficile le fait d'appréhender l'histoire avec empathie, c'est de voir les hommes d'autrefois penser et agir d'une façon à nos yeux moralement inacceptable, tout en reconnaissant en eux, parfois même en admirant, une conception de la vie moralement cohérente. Harrington nous montre comment faire.

Cet article de Peter Marshall est paru dans The literary Review en août 2013. 
II a été traduit par Arnaud Gancel (BOOKS n°47 – octobre 2013)

Joel F Harrington, The Faithful Executioner, Life and Death, Honour and Shame in the Turbulent Sixteenth Century, The Bodley Head, 2013, 320 pp.