23 juin 2010

Quand on pendait en Savoie (1815-1860) (2)


En 1845 il n’y eut pas de condamnation à mort en Savoie, deux en 1846, aucune en 1847. Était-ce en raison d’une diminution du nombre des délits sanctionnés par cette peine ? ou de la relative clémence des magistrats ? Toujours est-il qu’en 1849 leur nombre s’accrut brusquement – trois cette année là – puis sept en 1850 – un record ! – avant de retomber à une moyenne d’une ou deux par an jusqu’en 1860.

Pour en revenir à 1850, année où la justice s’était montrée particulièrement sévère, on a noté que les condamnés appartenaient plutôt aux classes moyennes de la société. Derrière chaque affaire se dessinaient de sombres histoires de familles, d’adultères, de vols… André Tranchant et sa femme, née Jeanne Michel, de Saint-Jean-de-Maurienne, qui avaient empoisonné leur mère en assaisonnant son matafan à l’arsenic. Le mari fut pendu et sa femme condamnée à deux ans de prison.
Pierre Henri dit Cornon, 58 ans, cultivateur de Ruffieux, qui avait assassiné, en septembre 1849, Charles Reynaud, paysan aisé des environs de Rumilly. Condamné à mort le 12 juin 1850 et exécuté à Chambéry le 20 août suivant. Exécution qui fut rapportée, plutôt brièvement, par la presse locale : « Hier matin, à onze heures, a eu lieu au champs-de-mars l'exécution du nommé Henry dit Cornon, condamné à mort pour homicide. Le patient a marché avec courage et résignation vers le lieu du supplice, où il a été accompagné par MM les abbés Goddard, vicaire de la Métropole, et Bryon, aumônier des prisons, qui ne l'ont abandonné que pour le livrer entre les mains des exécuteurs. » (1). Dans son livre de souvenirs, Félix Pyat, auteur, journaliste, ancien député (2), qui venait d’être arrêté par les carabiniers, a raconté comment, à son arrivée à la prison de Chambéry, les détenus l’avaient confondu avec le bourreau attendu pour procéder à l’exécution de Pierre Henri : « Je passe le vestibule, j'entre dans une cour où se tenait un geôlier armé de clés énormes et de chiens monstrueux. […] Ces chiens saluèrent mon entrée d'aboiemens féroces, qui amenèrent tous les prisonniers aux fenêtres. Or, on devait exécuter un condamné ce jour-là; c'était, comme tu vois, de plus en plus émouvant. […] Si bien qu'en me voyant là, avec des habits un peu plus aristos que de coutume, les prisonniers me prennent pour Monsieur de Chambéry, pour le bourreau. Ils répondent aux aboiemens des chiens par des hourrahs. Ils me montrent le poing et menacent de me jeter leurs écuelles sur la tête. Heureusement, le geôlier me fouilla, ce qui leur fit comprendre qui j'étais ou plutôt qui je n'étais pas.» (3).
Alexis Danves et Anne Didier, sa maîtresse, qui, dans la nuit du 19 octobre 1849, à Villarembert, avaient assassiné Jean-Antoine Deléglise, l’encombrant mari de cette dernière. Condamnés tous les deux à mort le 2 juillet 1850.
Ou encore Françoise Vinit, 32 ans, d’Argentine, qui avait empoisonné Georges Robert, son mari. Condamnée à mort le 18 décembre 1850 et pendue quatre mois plus tard, à Chambéry, le 10 avril 1851. Exécution qui ne fut relatée qu’en trois lignes par la presse : « Hier, à 11 heures, a eu lieu l'exécution de la femme Vinit, veuve Robert. Elle a été conduite au lieu du supplice dans une voiture fermée. Elle paraissait résignée à son sort. Quelques moments plus tard la justice des hommes était faite. » (4). A cette occasion, plutôt que de s’étendre sur les derniers instants de la suppliciée, Le Courrier des Alpes avait préféré tourner en ridicule les pénitents noirs qui l’accompagnaient « avec leur hideux capuchon parcourant les rues et les maisons pour faire la quête », rapportant que des enfants avaient revêtus des tenues identiques pour soutirer de l’argent aux passants ou qu’une femme enceinte avait été effrayée à leur vue (5). Le lendemain, la compagnie avait fait publier un démenti dans le même journal, tout en précisant que la quête pour Françoise Vinit avait rapporté 72 francs en pièces de 5 centimes.

A Chambéry, à cette époque, la sinistre procession du condamné à travers les rues n’existait plus. On avait choisi de le conduire directement au lieu des exécutions, en voiture fermée. Pour avoir une idée plus précise de la manière dont se déroulait le supplice, voici un témoignage sur une exécution capitale qui eut lieu à Turin le 11 février 1852. En Savoie on ne procédait pas autrement. Le pendu était un jeune homme de 24 ans condamné pour meurtre et brigandage : « Deux poteaux de bois, hauts de trois mètres environ, étaient dressés, l'un en face de l'autre, à une distance de deux mètres. Ils étaient reliés par une forte barre en bois transversale, dont les deux extrémités s'appuyaient sur les deux poteaux. Tout cela était solidement fiché en terre et attaché. Deux larges échelles comme les deux parties disjointes d'une échelle double de jardin, s'appuyaient elles-mêmes, avec une légère inclinaison, sur la barre transversale. Enfin, dans la partie laissée libre entre les échelles serrées l'une près de l'autre et l'un des deux poteaux était un gros clou tenant une corde avec lacet ou nœud coulant. C'était là tout l'appareil meurtrier; Son épouvantable simplicité confond. Près de ce patibolo était une longue boîte en bois blanc. C'était le cercueil qui allait emporter ce corps si vivant encore maintenant ! Le patient a détourné son regard en l'apercevant… Il avait le frisson… La voiture s'était trop avancée au-delà de la potence, elle revint en arrière. Le patient descendit, soutenu par le carnefice (Ie bourreau), il monta les degrés de l'échelle la plus voisine de la corde. Le bourreau gravit l'autre échelle. Le digne prêtre monta derrière lui pour aider au courage de celui qu'allaient frapper Ies hommes et qu'il venait d'absoudre au nom de Dieu. Le nœud coulant était passé au cou du condamné... Le bourreau le renversa brusquement de l'échelle, et le corps fut suspendu. Au même instant, le bourreau se jeta sur la barre transversale qui soutenait le pendu, et, appuyant sa poitrine sur cette barre et posant à la fois ses pieds sur les épaules du demi-cadavre, il dansa sur ces épaules pendant que ses aides, au bas de la potence, tiraient violemment le corps par les jambes, le tout pour précipiter la strangulation. Tout cela ne dure qu'une minute; mais ce sont soixante secondes de chair de poule. On frissonne encore quand le corps passe devant vous, enfermé dans sa bière. » (6).

Toujours en 1851, la double exécution des frères François et Jacques Collomb, de Saint-Cergues, produisit une vive impression dans tout le pays. Condamnés à la peine capitale par la Cour d’appel de Chambéry, le 28 janvier 1851, pour l’assassinat de leur oncle Alexandre Chavin, ils avaient attendu pendant deux mois l’accomplissement du jugement. Période durant laquelle ils n’avaient cessé de clamer leur innocence et d’exprimer leur révolte. François, l’aîné, d’une forte corpulence, avait, dit-on, brisé quatre paires de fers dans la prison. Finalement, l’exécution avait été fixée au samedi 5 avril, à 11 heures, à Saint-Julien-en-Genevois. Aussitôt, enchaînés, en voiture de poste et escortés par une longue colonne de carabiniers, les deux condamnés furent transférés au lieu du supplice où ils arrivèrent vers 9 heures du matin. Peu avant le moment fixé pour la fatale cérémonie, un greffier du tribunal vint leur annoncer leur condamnation à mort. Ils s’y attendaient. C’est alors que, contre toute attente, se produisit un événement qui obligea les autorités judiciaires à reporter l’exécution. Le bourreau, l’homme indispensable, était introuvable. En fait, l’exécuteur des hautes œuvres qu’on avait fait venir de très loin – du Piémont – n’avait pu arriver à l’heure. Son voyage avait été long et difficile jusqu’à Saint-Julien, d’autant qu’en traversant la Maurienne, afin d’éviter d’être reconnu et malmené, il avait été obligé de faire de multiples détours (7). Quand il arriva enfin, dans l’après midi, il était déjà trop tard pour dresser la potence, en présence d’une foule évaluée à plus de 10.000 personnes. On était à la veille d’un dimanche, on jugea plus raisonnable et plus prudent de reporter l’exécution au lundi suivant.
Lundi 7 avril, peu avant 9 heures, l’exécuteur arriva à la prison pour procéder à la toilette des condamnés. Aussitôt après, le cortège se mit en marche par le chemin longeant la promenade du Crez, accompagné par de nombreux archers, soldats de justice et carabiniers à cheval. Tout au long du parcours la foule était dense, contenue par deux compagnies d’infanterie et un détachement de cavalerie. Les frères Collomb avançaient lentement car leurs jambes étaient entravées par des liens. Arrivé à proximité du lieu d’exécution, le bourreau fit arrêter la marche puis, prenant le cadet par les épaules, lui fit tourner le dos à la potence pour l’empêcher de voir le supplice de son frère. François fut pendu le premier. Quelques minutes après son cadavre était mis dans l’un des deux cercueils qui attendaient juste à côté. Ensuite, ce fut au tour de Jacques. Le jour même, avec une autorisation épiscopale, les deux frères furent inhumés au cimetière de Saint-Julien (8).

Deux ans plus tard, le bourreau était de retour à Chambéry, encore une fois pour une double exécution. Mais les temps n’étaient plus aux cortèges solennels, aux grands déploiements de justice, aux psaumes et au glas. L’heure était plutôt à la discrétion. Les prisonniers étaient deux italiens, Joseph Pansarosa, 32 ans, et Louis Merlo, 28 ans, se disant imprimeurs sur étoffe à Turin. Ils avaient été condamnés à mort, le 29 décembre 1852, pour avoir commis un meurtre suivi d’un vol et d’un incendie, dans le Rhône, l’année précédente. Le jour n’était pas encore levé – à 6 heures du matin selon le registre d’état-civil – quand ils furent pendus, le 18 mars 1853, sur la place du Verney. Les rares journaux régionaux qui rapportèrent leur châtiment n’y consacrèrent qu’un court paragraphe, sans même citer leurs noms : « Vendredi dernier, à 6h30 du matin, au champ de Mars de Chambéry a eu lieu la double exécution de deux hommes coupables d’un meurtre à Pierre Bénite le 25 juin 1851. Amenés sur les lieux dans une voiture. Après leur exécution ils sont descendus de la potence par les membres de la confrérie de la Miséricorde. » (9). Les pénitents noirs, fidèles à leur mission, les avaient assisté dans leurs derniers instants puis avaient enseveli leurs corps au cimetière de la paroisse Notre-Dame.

Entre 1853 et 1860, la Cour d’appel de Chambéry prononça encore une dizaine de peines de mort. Pour tentative d’homicide, assassinat, incendie, fratricide. Dont une double condamnation, le 29 juillet 1859, celles des frères François-Joseph et Joconde-Grégoire Verney, de Gressand, pour parricide (10). Cette liste macabre s’acheva avec une femme, Catherine Lollioz, d’Evian, condamnée à être pendue le 20 mars 1860, pour empoisonnement (11).

Le cas de Jean-Baptiste Gogeat, 41 ans, cultivateur à Montcel, assassin d’un garde champêtre en 1859, est particulier. Condamné à mort par un jury populaire savoyard, le 4 décembre 1860, encore sous la loi sarde mais après l’annexion à la France, il aurait du être guillotiné au lieu d’être pendu. Il échappa à la mort par un arrêt qui cassa cette première condamnation et lui substitua une peine de travaux forcés à perpétuité (12).

Nous ne savons presque rien des bourreaux qui officièrent en Savoie entre 1815 et 1860. Etaient-ils professionnels ? Recrutés localement ? Quels étaient leurs moyens d’existence ? Autant de questions auxquelles les archives ne nous permettent pas de répondre avec précision. Tout au plus apprend-on qu’en 1816 le Sénat de Savoie reçut le nommé G… comme exécuteur en second « à condition qu’il porterait un coutelas à son côté et la figure d’une petite échelle sur son justaucorps. » (13). L’obligation faite à cet exécuteur de justice de porter une marque distinctive cadre parfaitement avec d’autres mesures, rétrogrades, qui furent prises au moment de la restauration sarde. En 1817, comme nous l’avons dit plus haut, le vicaire de Chambéry avait noté, à propos de la première exécution qui eut lieu dans sa ville : « le bourreau a abîmé le malheureux, il ne sait pas son métier ». Le commentaire en dit long sur le manque de compétence des premiers bourreaux en exercice.

Un curieux document, paru en 1845, laisse entendre que celui qui exerçait alors à Chambéry, à l’instar de nombreux de ses collègues français, pratiquait parallèlement l’art de guérir. Avec une certaine renommée semble-t-il : « Quoique nous ayons dans les environs force médecins, sans compter quelques curés qui se mêlent aussi du métier, nos gens ne s’en contentent pas; et dans un tems il fallait, pour les maladies graves, aller au « grand médecin », mais ce grand médecin, vous pouvez pensez peut-être qu’on allait le chercher à Annecy ou à Genève : hé bien ! non : il fallait aller plus loin, c’était Monsieur le bourreau de Chambéry qui était en grande vogue et en réputation de « grand médecin ».» (14).

D’un autre côté, il est certain que les exécuteurs de Savoie, en raison de leurs activités, ont toujours suscité la révulsion de la population. Non seulement ils étaient chargés d’appliquer la peine de mort, mais aussi toutes les punitions infamantes qui accompagnaient certaines condamnations : le passage sous la potence pour les condamnés aux galères (les travaux forcés), la flétrissure et le carcan (qui avait été supprimé en France en 1832). En 1851 par exemple, on lit dans le Courrier des Alpes que les frères Chatel, accusés de divers vols et condamnés à 16 ans de travaux forcés, ont subi, le samedi 31 mai, la peine du carcan (15). Quelques mois plus tard, le 23 décembre, c’est François Exartier, incendiaire, qui était condamné aux travaux forcés à perpétuité et au carcan (16). Ces peines dégradantes s’appliquaient même aux suicidés qui étaient parfois condamnés à être pendus en effigies, comme Jacques Bergoin, maçon à Chambéry, en 1827, ou Jean-Baptiste Joguet, cultivateur à Flumet, en 1829 (17).

Quand l’édit du 4 mars 1848 transforma le Sénat de Savoie, alors Cour souveraine, en une simple Cour d’appel soumise à la Cour de cassation de Turin, le bourreau de Chambéry cessa ses fonctions. Jusqu’en 1860, ce fut l’exécuteur de l’état sarde, qui venait de Turin, qui exerça sur l’ensemble du territoire de la Savoie.

En mars 1861, dans une lettre adressée au nouveau préfet de Savoie, le procureur général de Chambéry expliquait à quel point la potence et le bourreau avaient laissé de très mauvais souvenirs aux savoyards : « Il faut ajouter que dans ce pays où les exécutions par la pendaison impressionnaient si tristement les masses qui s’émouvaient du rôle repoussant et brutal du bourreau, [celui-ci] trouvera autour de lui et pendant longtemps une répugnance plus accentuée, plus hostile, qui se traduira pour lui en une élévation sensible dans le salaire que lui imposeront les ouvriers et les voituriers. » (18).

J.-J. J.

(1) Le Courrier des Alpes, mercredi 21 août 1850.
(2) Compromis après l’émeute du 13 juin 1849, il avait dû se réfugier en Suisse.
(3) Félix Pyat, Loisirs d'un Proscrit, Paris, Victor Magen, 1851, p. 95.
(4) Le Courrier des Alpes, vendredi 11 avril 1851.
(5) Ibidem.
(6) La Presse, mercredi 18 février 1852.
(7) Journal de Genève, jeudi 10 avril 1851.
(8) Dominique Morin, Deux exécutions capitales à Saint-Julien, sous le régime sarde, racontées par le curé de Saint Julien en 1861, Le Bénon, N°37, juillet 2002, pp.10-11.
(9) L’Echo du Mont-Blanc, lundi 21 mars 1853.
(10) Archives départementales de la Savoie, U 42/4 n°1942.
(11) Archives départementales de la Savoie, U 42/4 n°2167.
(12) Anne-Marie Bossy, Les grandes affaires criminelles de la Savoie, De Borée, 2007, p. 29.
(13) Eugène Burnier, Histoire du Sénat de Savoie et des autres compagnies judiciaires de la même province, tome 2, Paris, 1865, p.394 note 1.
(14) R. Devos et C. Joisten, Mœurs et coutumes de la Savoie du Nord au XIXe siècle, Annecy, Grenoble, 1978, p.164.
(15) Le Courrier des Alpes, lundi 2 juin 1851.
(16) Le Courrier des Alpes, vendredi 26 décembre 1851.
(17) Archives départementales de la Savoie, 6 FS 653 (1827) n°3212, 6 FS 653 (1829) n°4011.
(18) Archives départementales de la Savoie, 1Y107.


15 juin 2010

Quand on pendait en Savoie (1815-1860) (1)


On célèbre, ce mois de juin, le 150e anniversaire du rattachement de la Savoie à la France. Comment ne pas évoquer la longue période – de 1815 à 1860 – durant laquelle ce territoire, restitué au royaume de Sardaigne, fut régi par des lois rétrogrades. En effet, dès le rétablissement du Sénat à Chambéry, la monarchie sarde s’était appliquée, notamment dans le domaine judiciaire, à restaurer toutes les mesures qui étaient en vigueur avant l’occupation française. C’est ainsi que le Code Napoléonien fut abrogé et remplacé par les Royales Constitutions de 1770. Ce retour en arrière eut pour conséquence assez inattendue de mettre à la disposition de la justice toute une panoplie de châtiments corporels archaïques, tels que la flagellation, le carcan, le pilori, la roue ou l’estrapade. Cependant, si les magistrats savoyards se limitèrent dans l’emploi de cet arsenal répressif, ils introduisirent un changement symbolique dans l’application de la peine capitale : ils supprimèrent la guillotine et rétablirent l’ancien supplice de la pendaison (1).

Ce n’est qu’en 1831 que Charles-Albert de Savoie, souhaitant faire disparaître « des peines rigoureuses, inutiles et ruineuses pour les familles et en modérer quelques autres » ordonnera officiellement, par lettre patente, d’abolir le supplice de la roue (2) et « l’exemplarité des tenailles » (3).

Entre 1815 et 1860, environ une cinquantaine d’individus ont été condamnés à mort par le Sénat de Savoie (4). Sans compter ceux qui le furent par le conseil de guerre.

Le premier criminel à avoir été pendu, en Savoie, était un habitant de Saint-Collombin du Villard. Nommé Martin-Pierre-François Latour, il avait été condamné, le 7 août 1815, pour avoir assassiné sa femme et son enfant. L’exécution eut lieu le 12 août suivant, à 11 heures du matin, à Saint-Jean-de-Maurienne (5). Le second à connaître le même sort s’appelait Jean Silvin. Emprisonné à Moûtiers pour une affaire d’assassinat et de vol, il fut envoyé à la potence à l’issue d’un jugement rendu le 16 juillet 1816 (6). Puis, un an plus tard, c’était au tour d’un jeune homme de 26 ans, Antoine Thomasset, originaire du petit bourg de Marcellaz. Jugé le 11 juin 1817, pour « vol fait de nuit avec une fausse clef et meurtre », il fut pendu trois jours après, à 11 heures du matin, sur la place du Verney à Chambéry (7). Les chambériens étaient venus nombreux pour assister à cette première exécution dans leur ville. Dans son journal, Mgr Rey, vicaire général de Chambéry et futur évêque d’Annecy, témoigne de cet événement : « Aujourd'hui on a pendu un homicide; c'est pour la première fois depuis 25 ans que la potence a reparu; le bourreau a abîmé le malheureux, il ne sait pas son métier; les pénitents noirs ont aussi paru pour la première fois » (8). A cette occasion, Chambéry avait renoué avec les rituels d’ancien régime, remis en usage pour la circonstance. Le lieu choisi pour dresser la potence – le Verney – vaste place rectangulaire au nord de la ville, en bordure de la Leysse, était précisément celui où, depuis la fin du XVIème siècle, on procédait aux exécutions capitales (9). En même temps, l’antique confrérie des Pénitents Noirs, fondée en mai 1594, s’était reformée pour renouer avec l’une de ces principales missions : l’assistance aux condamnés à mort.

Dès lors, ces mêmes scènes allaient se répéter, au rythme des condamnations, en divers endroits de Savoie. Le 8 juillet 1817, Sulpice Chenut, poursuivi pour assassinat et vol, fut pendu à Bonneville, à 11 heures 30 du matin, Le 18 mai 1818, Jean-Marie Blanc, autre assassin, subit la même peine sur la place appelée pré commune, à Moûtiers, à 11 heures 30 du matin. L’année suivante, le 18 février 1819, à 11 heures du matin, on exécuta encore Jean-Claude Noiray, condamné pour infanticide. Cet homme de 42 ans, natif de Saint-Baldoph, fut le second à être pendu sur la place du Verney, à Chambéry (10).

Les femmes n’échappaient pas, en principe, au supplice de la potence, même s’il semble que très peu aient été exécutées. On ne leur épargnait pas, par contre, l’humiliation de l’exposition publique. Comme cette Marie Faisan, de Chamousset, à l’encontre de laquelle le Sénat de Savoie, le 3 octobre 1817, prononça le jugement suivant : « Condamnée à trois mois de prison et, un jour de marché, elle sera conduite sur la place publique de Saint-Jean-de-Maurienne et attachée à un pilori pour y être exposée pendant une heure aux regards du peuple avec un écriteau portant ses nom, prénom, domicile et le mot voleuse » (11). Marie-Louise Avril, qui avait volé des vases sacrés en argent et des nappes d’autel dans les églises de Seynod, Quintal, Chatenod et Megève, fut condamnée par les mêmes instances, le 5 juin 1827, en ces termes : « elle sera remise entre les mains de l’exécuteur de la haute-justice pour être conduite, un jour de cour ou de marché, la hart au col, par les carrefours et autres lieux accoutumés de la ville d’Annecy, jusques aux lieux et place destinés à faire les exécutions, pour la passer sous une potence à ces fins dressée » (12).

La première femme condamnée à mort, sous la restauration sarde, s’appelait Péronne Péguet. Le 17 avril 1819, elle avait accouché clandestinement dans l’écurie de François Borillod, chez qui elle était servante, au hameau d’Archamp, puis avait jeté son enfant dans le ruisseau du Nant de la Creusaz. Son jugement de condamnation pour infanticide, le 10 janvier 1820, précisait qu’elle serait « remise entre les mains de l’exécuteur de la haute-justice pour être par lui conduite, la hart au cou, un jour de cour ou de marché, par les carrefours et autres lieux accoutumés de la ville de Saint-Julien, jusqu’à la place destinée à faire les exécutions, pour là, d’une potence qui y sera à cette fin dressée être pendue et étranglée jusqu’à ce que mort s’en suive. » (13). Heureusement pour elle, par « billet royal », son châtiment fut commué en une peine de prison à perpétuité (14).

A l’exception de Françoise Vinit, pendue en 1851 pour le meurtre de son mari, il n’a pas été possible de vérifier si Pernette Debiolles (1821), Françoise Jacherand (1824), Claudine Dupeuloup (1825), condamnées à mort pour infanticide, Jeanne Blanc (1823), Anne-Marie Didier (1850), Antoinette Tapponnier (1850) et Catherine Lollioz (1860), pour assassinat, furent effectivement livrées au bourreau.

Au cours des années 1824 et 1825, Chambéry fut le théâtre de deux affaires criminelles qui passionnèrent l’opinion et qui conduisirent leurs auteurs à la potence. La première débuta dans la soirée du 30 au 31 mars 1824, dans une maison du faubourg du Reclus où vivait la famille Dumontel. Cette nuit là, Victor-Denis Dumontel dit Delisle, jeune avocat de 28 ans au barreau de Chambéry, étrangla sa mère, Victoire Pelletier veuve Dumontel, enferma son cadavre dans une malle puis, dès le lendemain, la fit transporter dans leur maison de campagne, à quelques kilomètres de la ville. Là, il l’enterra dans la cave. L’avocat partit ensuite en voyage et, lorsqu’on l’arrêta – parce qu’il était porteur de faux papiers – la justice découvrit son crime. Son procès fut rapidement mené et il fut condamné à mort le 11 juin 1824 (15). Voulant visiblement en faire un exemple, le Sénat de Savoie assortit la peine d’un dispositif aussi archaïque qu’insoutenable qui stipulait, entre autres, que le matricide aurait le poing coupé, serait « promené saignant par les rues », pendu au Vernay et, pour finir, son cadavre serait brûlé. Le lendemain, samedi 12 juin, à 3 heures de l’après midi, Dumontel fut pendu après qu’on lui eut coupé la main droite. Son corps fut ensuite livré aux flammes et ses cendres, avec celles du bûcher, furent jetées dans la rivière toute proche. Dans le Journal de l’Ain on lit : « le coupable a consenti à recevoir les secours de la religion, qui lui ont été prodigués dans ses derniers momens, et il a paru subir son supplice avec résignation » (16). Le Journal des débats note pour sa part : « L'exécution a duré trois ou quatre heures; et ce parricide a conservé jusqu'au dernier soupir ce sang-froid atroce du criminel le plus consommé » (17).

La seconde affaire concernait un autre notable de Chambéry. Le notaire Jean-Louis Bompard, 45 ans, vivait depuis longtemps en très mauvaise intelligence avec son épouse Claudine. Le dimanche 25 septembre 1825, il eut une terrible altercation avec celle-ci. On le vit quitter son domicile pour aller acheter des spiritueux chez un pharmacien, rentrer chez lui, puis en ressortir peu après pour se rendre à un rendez-vous professionnel. Pendant son absence, le bruit ayant couru que sa femme venait d’être assassinée, la police se rendit aussitôt chez les époux Bompard. On trouva le cadavre de la malheureuse. De fortes contusions à la tête indiquaient qu’elle avait été assommée mais, le comble de l’horreur, c’est que l’assassin – pensant effacer les traces de coups – avait fait bouillir la tête dans une marmite. Sous l’action de l’eau bouillante les dents et les cheveux étaient restés au fond du récipient ! La police saisit une chemise et une veste, appartenant au notaire, tachées d’un corps gras semblable à celui que contenait la marmite. Bompard fut arrêté et emprisonné. L’enquête prouva, non seulement sa culpabilité dans ce crime, mais aussi son implication dans le décès de son propre père, jusqu’alors présenté comme accidentel (18). Condamné à mort par le Sénat de Savoie, le 18 mai 1826, Jean-Louis Bompard fut exécuté dès le lendemain, à 11 heures 30 du matin.

Le cérémonial qui présidait aux exécutions était désormais bien établi. Un ouvrage paru en 1833 en explique le déroulement : « A partir du moment où une personne condamnée à mort (ce qui ne peut avoir lieu que par arrêt du sénat) a été avertie, par le greffier criminel, du jugement prononcé contre elle par les sénateurs, elle se trouve à la disposition de l'exécuteur des hautes-œuvres. Dès cet instant, elle commence à subir la sentence des Juges : on l'enchaîne à un fort tabouret dans un lieu de la prison où le public peut aller la voir pendant les vingt-quatre heures de son agonie. Le lendemain, jour fixé pour la punition de mort (la potence), le glas des cloches apprend aux habitans par son tintement lugubre que le patient marche au supplice. A la porte de la prison, un ou deux prêtres se placent aux côtés du condamné, qui est à pied, pour assister à ses derniers momens. Des confréries de pénitens revêtus de leur costume ridicule l'accompagnent aussi en chantant les psaumes des morts, et au milieu de cette suite de personnes et des soldats de justice, derrière le criminel, on voit le bourreau tenant dans sa main l'extrémité d'une corde déjà passée autour du cou de la victime. Ce cortège sinistre fait ainsi le tour de la ville où l'exécution doit se faire avant de se rendre où le gibet est dressé. Si le criminel a des complices qui ont été condamnés aux galères ou à la prison perpétuelles, parce que l'on n'avait pas de preuve assez grande pour leur infliger la peine de mort, on les conduit au pied de la potence du patient où ils restent attachés pendant tout le tems de l'exécution » (19).

Au cours de l’hiver 1834, à l’initiative de Giuseppe Mazzini, un complot destiné à renverser Charles-Albert de Savoie provoqua une brutale réaction des autorités sardes. Début février, une colonne de quelques centaines d’hommes, venus de l’Isère et de Suisse, avait pénétré en Savoie. Attaqués par les forces royales, près des Echelles, les insurgés avaient été rapidement dispersés, laissant derrière eux plusieurs tués et deux prisonniers. Les captifs étaient un italien, Angelo Volontieri, et un français, Joseph Borrel, ouvrier peigneur de chanvre à Grenoble. Traduits devant le conseil de guerre divisionnaire, séant à Chambéry, les deux insurgés furent condamnés à mort le 15 février. Ils ne furent pas pendus mais, ayant été jugés par un tribunal militaire, furent fusillés deux jours plus tard. Un mois après, le Sénat de Savoie jugea à son tour quatorze individus impliqués dans la même affaire. Le 22 mars, ils furent tous condamnés à être pendus et étranglés pour « crime de lèse majesté au premier chef » (20). Eux aussi échappèrent au bourreau car, en fuite à l’étranger, leur jugement avait été prononcé par contumace.

Durant toute une décennie, les tribunaux de Savoie ne prononcèrent qu’une seule condamnation à mort (en 1841), au point que les savoisiens avaient fini par s’imaginer que la potence avait été définitivement abolie dans leur pays. Aussi, à l’été 1844, quand le Sénat de Savoie condamna successivement deux assassins à la peine capitale, l’opinion s’émut de ce retour, en quelque sorte, à une justice barbare.

L’exécution d’Emmanuel Traq, à Chambéry, le 23 juillet 1844, fut la première à provoquer des réactions hostiles de la part d’une partie des spectateurs. Ce paysan de 38 ans, originaire de Bessans, avait été condamné à mort, le 6 juillet précédent, pour avoir assassiné un garde champêtre dans les environs de Saint-Jean-de-Maurienne. Dès le matin, une foule considérable s’était amassée sur la place du Vernay, à l’extrémité de laquelle la potence avait été dressée. A onze heures, le condamné sortit de la prison soutenu par deux prêtres, conduit par le bourreau et escorté par une compagnie d’archers. En outre, la confrérie des pénitents noirs ouvrait la marche, fermée par un piquet de cavalerie. Toutes les précautions avaient été prises pour prévenir une éventuelle tentative de fuite du condamné qui, quelque temps auparavant, s’était déjà évadé des prisons de la Maurienne. Le lugubre cortège traversa toute la ville d’un pas lent et solennel. Arrivé au pied de la potence, Traq opposa une vigoureuse résistance au bourreau et à son aide, refusant de monter sur l’échelle. Mais hissé de force, un instant après il était suspendu à la corde fatale. L’horrible spectacle avait suscité beaucoup d’émotion. Quand l’exécuteur manipula une dernière fois le corps du supplicié, pour s’assurer de sa mort, des cris éclatèrent : « A bas le bourreau ! ». En même temps, quelques pierres furent jetées dans sa direction. Irrité, l’exécuteur tira de sa poche un pistolet qu’il braqua vers les spectateurs, menaçant de faire feu. Loin d’intimider les mutins, son geste déclencha au contraire une grêle de pierres, lancées surtout par des enfants. Sous la protection des archers, le bourreau et son valet battirent alors en retraite vers la prison, tandis les projectiles continuaient à s’abattre sur eux. Au cours de cette échauffourée, cinq jeunes manifestants furent arrêtés. Après être resté exposé pendant cinq heures, le corps d’Emmanuel Traq fut ensuite enlevé par les pénitents noirs (21).

Une semaine plus tard, le 31 juillet 1844, à 9 heures du matin, une autre exécution eut lieu à Thonon, petite ville située sur la rive sud du lac Léman. Le condamné était un jeune soldat de 24 ans, François Barathay, natif de Saint-Paul-en-Chablais. Auteur d’un crime particulièrement atroce : il avait assassiné un enfant de neuf ans puis l’avait mutilé pour lui prendre son cœur dont il avait besoin, disait-il, pour accomplir un rituel de magie noire. Dans cette calme bourgade, de mémoire d’homme jamais on avait vu l’accomplissement d’un pareil acte de justice. L’arrivée du bourreau et les préparatifs du supplice soulevèrent d’emblée, parmi la population, de l’animosité et du dégoût. Personne ne voulut fournir à l’exécuteur les objets nécessaires pour dresser la potence. Ainsi, aucun marchand ne consentit à lui vendre le bois, le fer et les cordes indispensables. Finalement, les autorités durent les réquisitionner. Obligés de céder sous la contrainte, les commerçants n’acceptèrent aucun payement. On vit ainsi une épicière, requise de fournir telle longueur de corde, s’écrier écœurée : « Prenez le paquet que vous voudrez, ne rapportez rien, ne payez rien. » Même répugnance chez les ouvriers charpentiers qui, poussés par un sentiment commun, avaient tous refusés de travailler à la construction de l’instrument de justice. Forcés, par réquisition, de prêter au moins leurs outils, ils les apportèrent collectivement afin qu’on ne puisse reconnaître la hache ou la scie qui avaient été touchées par le bourreau. Dans de telles conditions, l’exécuteur et son aide durent fabriquer eux-mêmes l’échelle et le gibet.
Le jour dit, le condamné choisit de se rendre à pied sur le lieu du supplice. « Fort heureusement pour le possesseur de la charrette requise qui eût certainement brûlé sa voiture et tué son cheval après le transport. » (22). Au moment de l’exécution, contrairement à ce qui s’était passé à Chambéry, il n’y eut aucun cri, aucun jet de pierres, simplement, après six heures d’exposition, dès que le corps fut descendu, les spectateurs brisèrent « sans colère » la potence et l’échelle et y mirent le feu (23).

J.-J. J.

(à suivre)

(1) La guillotine, introduite en Savoie en 1793, y avait été très peu utilisée.
(2) Il n’existe, pendant la période sarde, aucun exemple d’un condamné ayant eu à subir ce terrible châtiment.
(3) André Dupouy, La délinquance féminine et les prisons de femmes (1815-1860) in La femme dans la société savoyarde, actes du 34e Congrès des sociétés savantes de Savoie, Saint-Jean-de-Maurienne, Société d'histoire et d'archéologie de la Maurienne, 1993, p. 337.
(4) Dépouillement de la série des registres des procédures criminelles du Sénat de Savoie (1815-1860). Les peines prononcées par contumace ou commuées en une période de détention n’ont pas été retenues.
(5) Archives départementales de la Savoie, 6 FS 652 (1815) n°47.
(6) Archives départementales de la Savoie, 6 FS 652 (1816) n°120.
(7) Archives départementales de la Savoie, 6 FS 652 (1817) n°377.
(8) Léon Bouchage, La famine en 1817 en Savoie, La Savoie Littéraire et Scientifique, 3e trimestre 1910, Chambéry, 1910, p.103.
(9) Corinne Townley, Chambéry et les chambériens, 1660-1792, Annecy le vieux, Historic’one, 1999, pp. 109-110.
(10) Archives départementales de la Savoie, 6 FS 652 (1817) n°400, 6 FS 652 (1818) n°783, 6 FS 652 (1819) n°1035.
(11) André Dupouy, op. cit., p. 337.
(12) Idem, p. 343.
(13) Idem, p. 345.
(14) Archives départementales de la Savoie, 6 FS 652 (1820) n°1290.
(15) Archives départementales de la Savoie, 6 FS 653 (1824) n°2400.
(16) Journal de l’Ain, lundi 28 juin 1824.
(17) Journal des débats politiques et littéraires, jeudi 24 juin 1824.
(18) Journal des débats politiques et littéraires, mardi 4 octobre 1825.
(19) Frédéric D'Héran, Du duché de Savoie ou état de ce pays en 1833, Paris, Delaunay, 1833, pp. 249-250.
(20) Archives départementales de la Savoie, 6 FS 654 (1834) n°6033.
(21) La Presse, dimanche 28 juillet 1844; L’Audience, lundi 29 juillet 1844; Journal de Genève, vendredi 2 août 1844.
(22) Journal des débats politiques et littéraires, samedi 17 août 1844.
(23) Ibidem.


6 juin 2010

Bonaparte et la guillotine


Il y a un mois nous avons évoqué les multiples difficultés qui précédèrent, en 1831, le choix d’une nouvelle place consacrée aux exécutions parisiennes. Ce n’était pas la première fois que l’administration cherchait à éloigner la guillotine de la place de Grève pour lui affecter un autre emplacement. Ainsi, en novembre 1803, Nicolas Frochot, premier préfet de la Seine, signa un arrêté affectant la place récemment créée devant l’église Saint-Sulpice comme nouveau lieu des exécutions. On ne sait pas ce qui avait inspiré cette décision qui, apparemment, avait été prise sans consulter les autorités. L’initiative suscita aussitôt de vives réactions et, le 23 novembre, Louis-Nicolas Dubois, préfet de police de Paris, Charles de Pierre, curé de Saint-Sulpice et Pierre-Simon de Laplace, chancelier du Sénat, s’accordèrent pour réclamer au ministre de l’intérieur l’abrogation de cet arrêté. D’autant qu’on annonçait une exécution imminente. Jean-Antoine Chaptal en référa immédiatement à Napoléon Bonaparte, Premier Consul, qui trancha en faveur des pétitionnaires.

Voici la lettre que le ministre de l’intérieur adressa au préfet Frochot afin de lui signifier qu’en haut lieu on s’opposait formellement à ce changement inopportun. Et l’arrêté fut annulé.

« Lettre du ministre de l'Intérieur au citoyen Frochot, préfet du département de la Seine, frimaire an XIII.

Le chancelier du Sénat conservateur, le conseiller d'Etat Préfet de police et le curé de la paroisse Saint-Sulpice, citoyen Préfet, m'ont, dans le même jour, adressé des observations sur l'avis qui leur a été donné que la place nouvellement ouverte an avant de l'église-Saint-Sulpice venait d'être, par vous, indiquée pour le lieu d'exécutions des jugements rendus par le Tribunal criminel.

Le chancelier me fait observer que le Sénat conservateur verrait bientôt s'évanouir le fruit qu'il commence à recueillir des soins qu'il se donne pour ranimer, autant qu'il est en lui, un faubourg intéressant par son étendue, sa situation et ses édifices, si le projet dont il s'agit était adopté.

Le conseille d'Etat Préfet de police me fait de son côté remarquer que les exécutions occasionnent toujours des rassemblements qu'il est bon de surveiller et que, sous ce rapport, la mesure qui donne lieu à sa lettre n'auraient pas dû être prise sans le concours de l'autorité chargée de veiller au bon ordre, à la sûreté et à la tranquillité publique. Il ajoute que la place Saint-Sulpice et d'autant moins convenable à ces exécutions qu'elle a peu d'issues et que les rues qui y aboutissent sont généralement étroites, que, d’un autre côté, les Consuls en allant présider le Sénat pourraient rencontrer les condamnés conduits au supplice et qu'ils seraient alors obligés de s'arrêter ou de revenir sur leurs pas.

Le curé de Saint-Sulpice m’expose à son tour combien il serait inconvenant et affligeant pour les habitants de sa paroisse d'être obligés de passer devant des suppliciés et leur exécuteur, chaque fois qu’il y aura dans une famille un mariage, un baptême ou un convoi, ce qui arrive journellement. Que d'ailleurs, personne ne voudra bâtir sur une place destinée à un spectacle aussi triste, ni habiter aux environs, en sorte que le faubourg Saint-Germain, loin de se raviver, sera plus que jamais abandonné.

Indépendamment, citoyen préfet, de ces considérations, déjà assez puissantes pour faire rapporter la décision qui affecte la place Saint-Sulpice aux exécutions, je vous fais observer qu'il est toujours impolitique et souvent dangereux de changer d'anciens usages consacrés par le temps. Les habitants de la place de Grève et des environs ne peuvent se plaindre d'avoir devant leurs maisons le spectacle des exécutions, parce que cette place y est affectée depuis plusieurs siècles et que, par conséquent, soit en acquérant des propriétés soit en y prenant des logements, ces habitant ont toujours su qu'ils auraient cette sorte de servitude, tandis que ceux du faubourg Saint-Germain qui ont déjà éprouvé des pertes énormes par les circonstances de la Révolution, seraient parfaitement fondés à réclamer contre une innovation aussi contraire à leur intérêt que désagréable à leur vue. D'ailleurs le but qu'on se propose dans l'exécution des jugements criminels serait manqué, si cet affligeant spectacle était éloigné du centre d'une cité populeuse pour aller attrister un quartier paisible, qui n'a pas besoin d'un tel exemple.

Je vous préviens donc, citoyen préfet, que le Premier Consul, auquel j'en ai référé, n'approuve aucun changement dans le lieu des exécutions, ni dans la dénomination de la place où elles se font depuis un temps immémorial, et que son intention est au contraire que les choses restent ce qu'elles étaient avant la décision que vous paraissez avoir prise pour porter ces exécutions à la nouvelle place Saint-Sulpice.

Je vous fais au surplus observer que si des motifs puissants, dont j'aurais dû être informé, avant qu'il fût pris un parti, avaient nécessité quelques changements, l'emplacement de l'ancien Grand Châtelet m'eût paru plus convenable que celui dont vous aviez fait choix.

J'ai l'honneur de vous saluer » (1).

(1) Archives Nationales, F/13/507.